Les jeux de discussion : comprendre et se comprendre

21 novembre 2016 par Gérald Majou Débats 335 visites

Richard-Emmanuel Eastes, Université de Genève

Êtes-vous pour ou contre l’euthanasie ? La corrida ? L’expérimentation animale ? Le nucléaire ? Les OGM ? Le port du voile ? Autant de sujets de débat que peu d’enseignants se risquent à organiser, de crainte que les échanges ne se transforment rapidement en pugilat entre les élèves, puis avec et entre les parents de ces derniers. Autant de sujets essentiels sur lesquels il serait pourtant nécessaire que chaque (futur) citoyen parvienne à se faire, par une réflexion propre nourrie par la confrontation des points de vue, sa propre opinion.

Dans un récent article sur la construction du désaccord, nous évoquions l’existence d’outils de dialogue se substituant opportunément à l’idée que l’on se fait traditionnellement du débat : les « jeux de discussion ».

Ces dispositifs interactifs très simples permettent en effet de susciter à la fois l’expression des participants, leur tolérance vis-à-vis des opinions contraires aux leurs, la clarification de leurs valeurs et leur besoin d’acquérir de nouvelles connaissances. Ils promeuvent ainsi une attitude positive face à « l’autre » et peuvent s’appliquer à toute question socialement vive, qu’elle soit d’origine scientifique et technique ou non, en proposant une construction de l’opinion individuelle sereine et libérée des préjugés.

Des outils de dialogue science-société

Popularisés en 2009 par le soutien de la Commission européenne à l’initiative PlayDecide, un programme conçu pour « stimuler l’usage des jeux de discussion et d’autres formes de débats dans les villes européennes en vue du développement d’une culture scientifique au niveau local », ils furent initialement développés dans les centres de science anglo-saxons. Ils ouvrent toutefois de nombreuses pistes pour faire évoluer la manière dont on traite en classe les questions dites « socialement vives », quel que soit le niveau scolaire, qu’elles soient liées au développement de la science et de la technologie ou à l’actualité du moment (on se souvient de l’embarras des professeurs lors de l’attentat contre Charlie Hebdo quant à la question de savoir s’il « fallait » être Charlie ou pas).

Communication autour du débat « Faut-il “être Charlie" ? » de R.-E. Eastes.

Cette forme de médiation vise en effet initialement à permettre la construction, la clarification et la consolidation de l’opinion individuelle autour des questions socialement vives suscitées par la science, la technologie et l’industrie. Pour ce faire elle apporte des connaissances actualisées, tout en facilitant les échanges entre les interlocuteurs – scientifiques ou non, mais souvent experts sur des aspects différents du sujet traité – pour mieux réduire leurs incompréhensions réciproques, en écoutant leurs préoccupations, en partageant et discutant avec eux de leurs peurs et de leurs attentes à l’égard de la science.

Des objectifs ambitieux

Les objectifs des jeux de discussion sont multiples. En commençant par permettre aux participants de se faire une opinion s’ils en étaient dépourvus initialement, ils leurs permettent également de mieux en comprendre les fondements. L’opinion, propre à chacun, repose sur de multiples dimensions auxquelles ils s’identifient plus ou moins ; des dimensions qui peuvent être personnelles (connaissances, valeurs, croyances, imaginaires) ou socialement situées (faits ou interprétations de faits, légendes urbaines). Toutes sont systématiquement abordées par le jeu de discussion, de manière à permettre schématiquement aux participants de comprendre « pourquoi ils pensent ce qu’ils pensent ».

Plateau du jeu de discussion Play Decide. Knowtex/Flickr, CC BY-SA

Mais les valeurs et les imaginaires étant des données très personnelles, contrairement aux connaissances, l’un des objectifs les plus importants des jeux de discussion consiste plus encore à permettre aux participants de comprendre « pourquoi "ceux qui ne pensent pas comme eux” pensent ce qu’ils pensent ». Enfin, en partant des préoccupations des participants plutôt qu’en apportant d’emblée des réponses à des questions qui ne se posent peut-être pas, ils les amènent à s’interroger et les incitent à se renseigner davantage sur le thème abordé.

Un manifeste pour les jeux de discussion

Un jeu de discussion ne doit donc pas être considéré comme un « autre » moyen de communiquer la science et la technologie. Ce n’est pas, par exemple, un nouvel outil pour faire passer une information, des concepts ou des opinions depuis un émetteur (par exemple, un scientifique) vers des récepteurs passifs (par exemple, des écologistes). C’est pour éviter ces dérives que, dans le cadre du projet européen FUND (FP7), Paola Rodari et Matteo Merzagora ont proposé un « manifeste des jeux de discussion ».

Durant un jeu de discussion, le médiateur ou le professeur n’est pas toujours actif. Pendant les temps de discussion en petit groupe par exemple, il restera souvent en retrait. À d’autres moments, il guidera activement une discussion générale. Dans chaque cas, il travaillera à ce que tout le monde bénéficie du temps et de l’attention nécessaires pour exprimer son opinion. Il aidera à la compréhension générale, à l’élaboration de la synthèse, à l’analyse, au signalement de l’existence d’autres opinions, à l’émergence des différents aspects d’une question… Il n’enseignera, ne convaincra ni ne jugera jamais. Il ne donnera des informations factuelles que si nécessaire et que personne d’autre ne le fait.

Il pourra toutefois inciter les participants à critiquer des arguments trop faciles. À titre d’exemple, lorsque nous traitons de la question de l’interdiction de la corrida avec un groupe d’adultes, leur demandant non pas de dire s’ils sont pour ou contre mais de trouver des arguments pour, puis des arguments contre (quelle que soit leur propre opinion), nous prenons toujours un malin plaisir à attendre l’argument qui rappelle que la corrida est une pratique culturelle ancestrale. Un argument doublement pour, en quelque sorte, qu’il est effectivement important de rappeler (avant d’aborder des arguments contre qui, peut-être, l’emporteront largement sur celui-ci). Lorsque cet argument est énoncé, si aucun participant ne réagit, nous le commentons alors de la sorte : « Oui, en effet. Et l’excision aussi ». Stupeur dans la salle… Cela signifie-t-il que l’argument est mauvais ? Non. Mais cela indique que tout argument à ses limites, notamment lorsque des valeurs que l’on considère plus fortes interviennent (le respect de la liberté et de l’intégrité du corps de la femme, par exemple).

Telle est la signification de la « clarification des valeurs » que nous évoquions plus haut. Un processus que, au cours d’un jeu de discussion, chacun doit réaliser pour lui-même ; mais cette fois, en toute connaissance de cause, après avoir accepté d’écouter posément tous les arguments (y compris adverses) et avoir procédé à leur critique constructive.

Un jeu de discussion pour décider du meilleur usage possible… des jeux de discussion ! Knowtex (FlickR, CC)

Une manifestation de démocratie autour de sujets sensibles

Tout au contraire d’un instrument de propagande donc, le jeu de discussion a été pensé comme une manifestation de démocratie, un événement dans lequel les scientifiques, les salariés ou actionnaires des multinationales, les responsables politiques et le public peuvent mettre en discussion les différents aspects de la science, de la technologie et de la gouvernance. Dans une telle activité, tout le monde doit se sentir libre d’exprimer ses opinions et être respecté. Les expériences personnelles et les sentiments sont aussi importants que les connaissances scientifiques, même s’ils ne sont pas considérés comme équivalents.

Certains jeux de discussion sont délibératifs : à la fin, une décision ou une conduite à tenir peut alors être choisie. D’autres constituent simplement une étape dans un événement délibératif plus large, précédant par exemple un jeu de rôle, une pièce de théâtre thématique, une table-ronde ou une conférence.

L’association Traces, spécialisée dans l’utilisation des jeux de discussion, en a développé de nombreux exemples à l’intention de publics aussi variés que des scolaires, des visiteurs de musée de science ou les salariés de multinationales. Quelques thématiques sont présentées ici :

- Pour ou contre l’expérimentation animale ?

Comme dans le cas de la corrida évoquée plus haut, l’animateur du jeu ne se contente pas de confronter les opinions des participants : il leur demande de lister tous ensemble les arguments pour et les arguments contre, sur deux moitiés d’un tableau noir. Il les aide à les clarifier, à en évaluer la valeur. À la fin de la séance, chaque participant a entendu l’ensemble des arguments avec sérénité et peut librement choisir son opinion.

- Biotechnologies et manipulations du vivant

L’animateur du jeu propose de grandes cartes aux participants, sur lesquelles sont indiquées des propositions liées à diverses manipulations du vivant : fabriquer un maïs au goût de fraise, modifier des bactéries pour qu’elles produisent du fuel, les saumons pour qu’ils puissent se nourrir de végétaux… Avec les participants, il les accroche entre deux cartes extrêmes portant les mentions « Possible » et « Impossible » d’un point de vue technique. Puis il retourne les cartes des deux extrémités, sur lesquelles apparaissent cette fois les mentions « Souhaitable » et « Inacceptable ». Le groupe de participants est alors invité à reclasser les cartes en fonction de la nouvelle nature de cet axe.

La « carte récit » : un élément indispensable qui permet réfléchir sur des cas concrets, conçus pour n’être jamais simples à juger. Knowtex (Flickr, CC)

- Pour ou contre les recherches sur les nanotechnologies ?

L’animateur du jeu propose aux participants des exemples de descriptions de recherches dans différents domaines des nanotechnologies qui tous soulèvent des questions éthiques. Par groupes de quatre personnes, ils sont invités à répartir 1 million d’euros de crédit aux équipes de recherche correspondantes, en argumentant leurs choix.

- Quelles actions vis-à-vis des pesticides ?

L’animateur du jeu propose aux participants cinq exemples d’actions susceptibles d’être prises par leur entreprise pour étudier et limiter les impacts environnementaux et sanitaires des pesticides. Ils sont invités à les classer par ordre de priorité décroissante, en argumentant leurs choix et en tenant compte de toutes les données possibles.

Quelques limites

Bien entendu, le jeu de discussion présente également des limites :

  • la quantité d’informations disponibles est limitée par les connaissances de l’animateur du jeu, des participants ou par celles qui ont été incluses dans la documentation du jeu ;

  • le débat prenant en général beaucoup de temps, il se fait au détriment de l’exposé des détails scientifiques et techniques ;

  • l’opinion générale peut être influencée par la rhétorique et/ou le charisme d’un participant particulier ;

  • l’animateur du jeu peut avoir du mal à ne pas diriger le débat dans le sens de sa propre opinion ;

  • enfin, les jeux de discussion peuvent très certainement être détournés de leur fonction première pour convaincre les participants dans une optique militante.

Pour éviter ces écueils, tout l’art de l’animateur consiste à garantir une parfaite impartialité des données présentées. Il doit inspirer la plus grande confiance aux participants, sous peine de les voir ne pas exprimer leurs opinions ou s’exclure eux-mêmes du débat s’ils ont l’impression qu’il est biaisé ; il doit surtout tout faire pour mériter cette confiance de bout en bout de l’exercice. Il peut éventuellement faire part de son opinion, mais à l’issue du jeu ou, si son expression est requise, à découvert, en quittant temporairement son statut de médiateur et en l’annonçant ouvertement.

Les jeux de discussion ne sont pas une panacée. Bien des situations ne s’y prêteront pas et on leur préférera alors un jeu de rôle, une séance de théâtre forum, un bar des sciences. Toutefois, s’ils nous semblent intéressants, ce n’est pas tant par les exemples dont nous disposons que par l’état d’esprit et le changement de posture qu’ils induisent dans les activités de communication de la science.

The Conversation

Richard-Emmanuel Eastes, Chercheur associé au Muséum d’histoire naturelle de Neuchâtel (Suisse) - Chercheur associé au Laboratoire de didactique et d’épistémologie des sciences, Université de Genève

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

Licence : CC by-nd

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